Le week-end dernier, des geeks du monde entier étaient réunis à South by Southwest, festival de musique particulièrement suivi aux Etats-Unis… mais aussi, et c’est ce qui nous intéresse ici, festival de technologies et réflexions médiatiques. Cette année, parmi les nombreuses conférences, c’est un certain Julian Assange qui a pu prendre la parole pendant une heure devant un public conquis. Le fondateur de WikiLeaks y a longuement décrit comment les militaires occupent largement Internet aujourd’hui et comme il est devenu difficile d’échapper à cette surveillance généralisée des réseaux.
Assange fait en effet partie de ceux qui voient Internet comme l’espace de liberté par excellence. Il s’inquiète d’y voir l’omniprésence des forces armées, des services de sécurité, publics comme privés, des agences de renseignement en tout genre, au service d’Etats qui veillent à nos activités numériques plus que jamais. On peut se demander si l’activiste n’est pas un peu de mauvaise foi: il a été l’un des premiers, en tout cas à une telle échelle, à utiliser Internet comme une arme politique d’une immense puissance.
Pour mémoire, les révélations de WikiLeaks dénonçaient de nombreuses bavures et erreurs de l’armée américaine, en Irak et en Afghanistan et diffusaient massivement des discussions diplomatiques des plus secrètes. Une partie de ces informations méritait d’être portée à la connaissance du grand public, puisqu’elle relevait d’actions commises au nom du peuple américain. Mais dans la manière de révéler toutes ces données (des dizaines de milliers de rapports publiés), l’organisation rendait également publique une immense liste de noms de civils, de sources, d’informateurs, qui aidaient les autorités américaines dans leurs missions. Toutes ces personnes ont été mises potentiellement en danger, même si l’on n’a pas à ma connaissance aujourd’hui de cas d’individus ayant été directement menacés.
Mélange des genres
Julian Assange perçoit la problématique de la liberté sur Internet comme une lutte des activistes, des journalistes et de la société civile contre des organismes de sécurité au service des Etats. Cette vision, en plus d’être manichéenne, poursuit le biais intellectuel qui est le sien depuis le début: mélanger l’action d’informer (journaliste) à celle de convaincre ou dénoncer (activiste). Le journaliste est en effet sensé tendre vers une forme d’objectivité. Lorsqu’il trouve une information, il se doit de quérir l’avis de l’adversaire. Lorsque l’on va révéler, par exemple, des exactions de militaires, on cherchera à avoir la version des concernés. L’activiste, lui, défend une idée et fait tout pour la mettre en avant. Il peut cacher une information si elle désert sa vision. Pour prendre une autre comparaison, juridique celle-ci, l’activiste instruit à charge… quand le journaliste instruit à charge ET à décharge.
On pourrait résumer cette différence en disant que lorsque des journalistes s’opposent à des belligérants (militaires, espions…), ils mènent une guerre POUR l’information. Lorsque les activistes affrontent ces mêmes belligérants, ils mènent une guerre DE l’information. Les deux peuvent bien évidemment se croiser occasionnellement.
Julian Assange, qui présente les journalistes comme des alliés, a bouleversé la perception de ce métier: doit-on ou ne doit-on pas diffuser de telles quantités de données? Comment les recouper? Comment les contextualiser? Il a prouvé lui-même qu’il était loin d’en être le meilleur ami, en appliquant une pression forte et systématique sur les journaux qui ont accepté de travailler avec lui à l’époque. Alors que ces derniers voulaient nettoyer les documents de toute donnée potentiellement dangereuse pour des individus, lui militait pour rendre le tout public, sans modifications ni filtres. Cette volonté de décider de la forme, de l’agenda et du langage est d’ailleurs très comparable à ce que font les autres belligérants: Assange cherche historiquement à nier l’humanité de son adversaire en le décrivant systématiquement comme une énorme matrice totalitaire. Or le système sécuritaire américain est infiniment plus complexe.
Là où le journaliste doit chercher à mesurer le pour et le contre de son action, de l’information qu’il révèle, l’activiste lui, cherchera à obtenir l’effet recherché le plus massif possible. Le but d’Assange est de détruire un système qu’il dénonce. Il devient lui-même belligérant d’un conflit dès lors qu’il désigne des organismes d’Etat comme l’adversaire. On peut ou non adhérer à cette idée, de manière radicale ou nuancée. Mais l’on ne peut s’étonner que l’adversaire en question face tout ce qui est en son pouvoir pour se défendre.
De la légalité et de la sécurité
Cette distinction des statuts, des objectifs et des responsabilités est importante. Notamment en ce qui concerne la protection des sources. Si le droit protège les sources d’un journaliste, elle ne protège pas de la même manière les sources d’un activiste. C’est d’ailleurs l’intérêt d’un journaliste: servir de filtre et de contre-pouvoir en assurant que l’activiste ne se contente pas d’influencer massivement le public. En échange de ce filtre, il garantit la sécurité de celui-ci et de ses sources. L’exception étant bien entendu le recourt à des abus, pressions et autres moyens illégaux de la part des autorités. Mais il s’agit là d’une infraction au droit.
La définition d’Assange de la militarisation d’Internet est enfin particulièrement biaisée et rappelle encore une fois combien il est important de confronter les points de vue. Activiste, il peint un tableau très orienté: si les services de sécurité s’intéressent à la toile, c’est pour contrôler les libertés. Du point de vue de l’ami Julian, on peut le comprendre. Pourtant, la mission des services en question est avant tout d’assurer la sécurité de leurs concitoyens en garantissant leur protection, tant vis-à-vis de la criminalité que de possibles menaces étatiques. Pour rappel, les armées et les services de renseignement ne sont pas une nébuleuse autocratique agissant selon son bon vouloir au service d’un type avec un chapeau et un chat caché dans un bunker secret. Ils sont soumis à un contrôle exécutif, législatif et parlementaire contraignant. C’est tout l’objet d’une société démocratique. On peut ne pas avoir très confiance en la NSA, il reste pourtant fortement probable que leur priorité quotidienne soit de repérer le prochain terroriste plutôt que le prochain lanceur d’alertes.
Il y a malgré tout des loupés. Des militaires commettent des bavures (assassinat du photographe de Reuters). Des agents de renseignement prennent des libertés avec l’interprétation de leur mission (PRISM). Mais souvent, ce sont surtout les citoyens qui sont mal informés et/ou s’informent mal. Ils découvrent ainsi soudain, par exemple, que des pays alliés s’espionnent mutuellement et s’insurgent de telles méthodes. Il y a peut-être ici une insuffisance de la part des médias dans leur capacité à bien informer sur ces enjeux. C’est souvent dans ces cas que des activistes, et la société civile en général, jouent un rôle précieux: en alertant et en expliquant aux médias pourquoi certains sujets doivent être suivis.
Je conclurai ce billet en regrettant la vision anarchiste et hypocrite du web, que défend Julian Assange. Un modèle qui nous permettrait de taper sur le pouvoir sans risquer de coups en retour. Car si j’aspire au respect de mes données privées, j’aime aussi l’idée d’être le plus en sécurité possible et que policiers et militaires puissent jouer leur rôle, y compris dans le monde virtuel. Pour en garantir l’équilibre, il faut s’assurer qu’activistes, ONG et journalistes puissent continuer de faire leur travail. Mais il faut que chacun fasse SON travail, sans chercher à faire celui des autres à leur place. Et comme un militaire n’est pas un journaliste, un activiste n’est pas un reporter. Pour clore ce sujet et parce qu’il faut une fin, je reprendrai les célèbres mots de Benjamin Franklin:
« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. »
Bonne méditation!